« Je me méfie de la mémoire telle quelle s'invente »

 

A 41 ans, Jean-Gabriel Périot propose avec Une jeunesse allemande son premier long-métrage. Il travaille depuis longtemps à partir d'archives évoquant aussi bien le sort des femmes tondues à la Libération (Eût-elle été criminelle…, 2007) que les Black Panthers (The Devil, 2012).

 

Qu'est-ce qui a déclenché votre désir de faire un film sur la Fraction armée rouge (RAF) ?

J'avais de vagues idées, c'était un mouvement terroriste des années 1970, d'extrême gauche. Ça devient d'un coup plus intrigant pour moi quand j'apprends qu'ils ont fabriqué des images. Ulrike Meinhof, en plus de son travail dans la presse, a travaillé pour la télé entant que réalisatrice, et elle intervenait aussi très souvent en tant que journaliste plateau. Holger Meins était à l'école de cinéma de Berlin et Gudrun Ensslin a joué dans un film. J'ai tout de suite eu envie de savoir ce qu'ils avaient fabriqué comme images. Un autre élément déclencheur, c'est l'un des premiers films que je vois sur la RAF : L’Allemagne en automne [film collectif réalisé en 1978, entre autres par Rainer Werner Fassbinder, après la mort en prison des dirigeants de la Fraction]. J'ai trouvé ce film admirable, mais je ne le comprenais pas. Je n'avais aucune référence historique, je n'arrivais pas à comprendre ce qui se jouait. Et, là, j'entre dans un processus de recherche beaucoup plus poussé, et ça devient un projet de film quand je me rends compte que ces premiers liens que j'ai entrevus entre l'histoire des fondateurs de la RAF et les images étaient beaucoup plus complexes que ce que j'en avais d'abord perçu.

 

L'Allemagne n'est pas un pays, une culture, avec lesquels vous vous sentiez des affinités ?

Pas du tout, j'étais très naïf sur l'histoire de l'Allemagne. Depuis ma jeunesse, je vis dans le projet européen, j'ai cette sensation que, comme on peut voyager en Europe, grosso modo, on partage la même histoire. J'avais totalement sous-estimé à quel point l’Allemagne, dans ces années-là, était séparée de la France par l'histoire.

 

Vous n'avez pas voulu recueillir de paroles de témoins, d'anciens de la RAF?

Je me méfie beaucoup de la mémoire telle qu'elle s'invente, j'ai lu beaucoup d'interviews d'anciens de la RAF, et, comme tout le monde, ils s'inventent leur propre histoire, leur propre mythologie. Cette parole-là n'est pas plus objective qu'une autre. En plus, ils auraient donné les clés de l'histoire que je racontais alors que je voulais que le spectateur soit face à une chronologie en train de se dérouler sans prescience de la manière dont tout cela allait se jouer.

 

La représentation de la RAF par la télévision allemande est beaucoup moins univoque que ce à quoi on aurait pu s'attendre...

Dans les années 1960, on peut encore y inviter des gens comme Meinhof, qui portent la parole d'extrême gauche. Dans les années 1970, ça se resserre, il y a des appels à la délation caricaturaux mais aussi des gens qui essaient de réfléchir, qui essaient de comprendre ce qui est en train de se passer, ce n'est pas encore trop péremptoire. Et, les actions du groupe devenant de plus en plus violentes, tout se resserre. Le direct arrive, la manière dont les hommes politiques s'adressent à la télévision change. Il n'y a pas que le montage qui accélère la télévision, on passe à l'univers de la petite phrase, il y a de moins en moins d'analyse.

 

Vous avez montré le film en Allemagne. Comment a-t-il été reçu ?

Il y avait quelque chose de l'ordre de la sentimentalité, de la part de gens qui avaient vécu cette histoire. Une dame m'a dit que, pour elle, c'était comme regarder un album photo de sa propre histoire, mais que c'était très violent, parce que tout le monde était mort. Et ça a aussi beaucoup touché de très jeunes gens, qui découvraient cette histoire. Certains étaient effarés de ce qui s'était passé en Allemagne, l'hystérie collective des années 1970.

 

Est-ce que vous avez l'impression que cette histoire a un rapport direct avec le présent ?

D'une part, c'est le dernier moment où, en Occident, on a cru à la révolution, au cinéma comme outil de lutte révolutionnaire. Aujourd'hui, quand on se bat, c'est toujours contre quelque chose. Les résonances avec le présent appartiennent à chacun : comment résister, comment agir... Les questions autour de l'utilisation du terrorisme me semblent très concrètes. Quand j'ai vu ces images d'hommes politiques allemands à la télévision, j'avais l'impression d'entendre Bush après le 11 Septembre, ou Valls aujourd'hui, cette manière d'assener, d'utiliser la peur, la manière de fabriquer des lois sous l'empire de l'émotion.

Il y a quelque chose qui, à l'époque, en Allemagne, est un premier essai qui n'a plus été que répété, jusqu'à aujourd'hui. L'un des objets du film est la manière dont on utilise le mot « terrorisme » comme une interdiction à penser. Il ne s'agit pas d'excuser les actes, mais d'en comprendre l'origine.

 

Thomas Sotinel
Le Monde
13 octobre 2015